Dimanche 25 juillet
Minuit... Un bateau passe tout près, nous sortons sur
le pont pour voir. Il fait doux. Brusquement, sans le moindre
signe précurseur, un vent violent et rageur se lève.
En quelques minutes, les vagues poussées par cette force
venue de la mer, entrent dans la baie en écumant et nous
secouent. Notre anémomètre est en panne depuis
le début du voyage, mais je dirais avec l'habitude, que
plus de 40 nœuds, 45 dans les rafales, déboulent
sur nous. Espérons que l'ancre qui a chassé plusieurs
fois dans la journée et que nous avons relancée
à diverses reprises, est bien accrochée cette
fois.
Des vagues d'au moins un mètre déferlent sur la
coque du bateau en nous éclaboussant, et nous sommes
chahutés comme rarement cela nous est arrivé.
Il n'y a plus qu'à patienter. On ne peut rien faire de
nuit, avec un tel vent. C'est de la bora, un vent du nord soudain
et très violent, et pas le moindre nuage dans le ciel.
Toutes les dix minutes, je sors vérifier si l'ancre tient
bien, si on ne se rapproche pas des rochers. Heureusement, car
cela me permet de me rendre compte que le grand voilier, ancré
devant nous depuis cet après-midi, se rapproche dangereusement.
Il est tout près, et vraiment énorme. Nous sommes
là avec les pare-battage au cas où il faudrait
parer à un choc. Jean Paul dans le même temps fait
des appels avec sa grosse torche. Inutile d'appeler, avec le
vent rageur, on ne s'entend pas nous-mêmes. Finalement,
le skipper sort de sa cabine et démarre son moteur pour
s'éloigner. A plusieurs reprises, son ancre dérape
et il revient vers nous... Nouveaux appels de torche ! Nous
restons dans le cockpit à surveiller avec un pare-battage
à portée de main. Les vagues doivent bien faire
1,20 m maintenant, nous sommes ballottés comme jamais.
L'énorme voilier tourne toujours, pas loin, il essaie
de s'ancrer mais ça ne tient pas. Au bout d'un très
long temps, il quitte la baie et s'éloigne en mer. Nous
voilà tranquilles de ce côté.
4 h 30 : le ciel blanchit, je n'ai pas fermé l'œil,
continuant de surveiller régulièrement si l'ancre
tenait.
5 heures : il fait jour ! C'est un peu moins stressant, je finis
par m'endormir, jusqu'à six heures, puis sept, puis huit,
par étapes.
Près de nous, se trouve une anse, mieux
abritée (celle où nous étions allée
hier avant de revenir ici), mais beaucoup de bateaux l'occupent
déjà. Cette nuit la manœuvre était
impossible, mais avec le jour on va essayer d'y aller. Encore
faut-il décrocher l'ancre... Marche avant, marche arrière,
encore et encore, on est à trois mètres de la
rive rocheuse, si l'ancre se détache il faut absolument
partir à l'opposé à fond. Jean Paul à
l'ancre, moi au moteur, la manœuvre dure longtemps, au
moins une demi-heure à flirter avec les rochers du bord.
Quand enfin l'ancre cède, je mets tout à fond
en arrière, puis je vire sous le vent, autrement face
à lui, je n'aurais pas pu tourner. Nous sommes douchés,
salés, mais nous atteignons la crique plus calme. L'ancre
tient du premier coup ! Ouf ! Cependant, les autres bateaux
ont porté un bout à terre, il nous faut donc faire
de même car nous n'avons pas la place d'éviter.
Comme nous n'avons pas encore gonflé l'annexe, Jean Paul
y va à la nage et attache l'arrière à la
rive. Après quoi, je tire pour redresser Cap Sounion
qui vient se ranger sagement, parallèle aux autres. Ça
souffle encore, ça bouge aussi, mais on n'est plus dans
les vagues violentes qui entraient au galop dans la baie, nous
giflaient et nous arrosaient dès qu'on mettait le nez
hors de la cabine. Sans compter qu'on ne pouvait rien faire,
on était comme en pleine mer dans un coup de vent. A
trois mètres des pins, nous entendons de nouveau les
cigales sur fond de rafales passant au dessus de la colline.
19 heures : on est toujours coincé au même endroit.
La bora est froide, on a baissé le toit du bateau, on
reste à l'intérieur. Les cigales sont silencieuses,
ont-elles froid elles aussi ?
Le bateau ancré par l'avant et amarré par l'arrière,
se trouve maintenant en travers des vagues et roule de bâbord
sur tribord, pas violemment mais assez pour que ce soit déplaisant.
La journée est interminable et pourtant j'ai dormi la
moitié de l'après-midi. En soirée, le bateau
voisin étant parti, nous avons un peu plus d'espace,
nous relâchons donc le cordage qui nous relie à
la rive. L'étrave dans le vent, le mouillage est plus
calme, on dirait que le vent tombe un peu.
Lundi 26 juillet
Au réveil, la bora ne souffle plus aussi violemment en
continu. Le mouillage apaisé est arrosé de rafales
intermittentes. Nous décidons de partir, trois nuits
ici, même avec les pins et les cigales, c'est suffisant...
Dès que nous quittons l'abri de la baie, nous prenons
les vagues écumantes et la bora de face. Trop de vent
pour mettre les voiles, on serait couché sur l'eau !
On y va doucement au moteur et en tirant des bords, ainsi on
ne tape pas trop. Une fois hors de la baie, la mer nous frappe
de côté, c'est moins pénible, mais les rafales
rageuses arrachent l'écume de la crête des vagues
et nous la balancent à la figure. Mouillés, séchés
aussitôt par le soleil et le vent, salés, arrosés,
nous arrivons à Hvar à midi. La bora tombe, elle
aura duré 36 heures. C'est bon de mettre le pied à
terre. Cela fait trois jours que nous n'avons pas quitté
le bateau.
Hvar est une belle ville, le Saint Trop' de la Croatie, paraît-il,
en plus naturel et moins exploité. Une place centrale
aux pavés luisants, des ruelles en escaliers, un port
aux eaux limpides... Nous déjeunons d'une pizza sur la
place, empruntons les petites rues les unes après les
autres, marchons autour du port jusqu'à la mer par un
chemin ombragé... A notre retour, Cap Sounion n'est plus
à quai, mais amarré comme un chien à la
poupe d'un bateau d'excursion qui a pris notre emplacement.
Pourtant c'est quelqu'un du port qui nous avait placé
ici, omettant de préciser qu'on ne pouvait pas y rester
longtemps.
Alors nous avons regagné notre bord avec le pneumatique
du port et nous sommes allés mouiller un mille plus loin
à Luka Vela Garska, une anse presque fermée, aux
eaux immobiles, près de laquelle quelques chevreuils
descendus de la colline, se baladent tranquilles... Dommage
de ne pouvoir voir Hvar de nuit, on y serait bien allés
manger une glace, mais c'est fichu ! En revanche, le mouillage
est une merveille, eau sans une ride dans laquelle se mire la
lune pleine, silence parfait, odeur de pins dans la fraîcheur
du soir.
Mardi 27 juillet
Mouillage 5 étoiles ! Parfaitement silencieux, parfaitement
immobile, eau limpide ! De plus, la nuit a été
fraîche, on était bien pour dormir. Les cigales
nous offrent leur concert, le soleil brille, nous partons.
Quelle envolée ! Au petit largue, le bateau couché
sur l'eau ! Quand ça va vite, j'aime barrer. Cap Sounion
a atteint les 6,7 nœuds, le record des vacances. Sans faiblir,
le vent nous a portés jusqu'à la baie de Necujam
sur l'île de Solta.
Dans l'après-midi, de gros nuages remplissent le ciel
et crèvent au dessus de nous, en rafales de pluie. Le
bateau salé par les étapes précédentes
va être rincé à l'eau douce. Notre nouveau
taud plus grand que l'ancien et imperméable nous permet
de garder le toit ouvert même sous la pluie, c'est appréciable.
Il me suffit de tendre une serviette de bain pour protéger
l'avant des gouttes poussées par le vent.
Aujourd'hui, c'est la première sortie de notre annexe
toute neuve. L'ancienne, une grosse annexe jaune qui nous a
accompagnés dans toutes nos croisières depuis
30 ans (sauf la première année où on avait
un pneumatique de plage) a rendu l'âme avant le départ
lors de la vérification du matériel. Celle-ci
est grise et plus petite. Jean Paul vient de la gonfler pour
porter un cordage à terre. Pendant ce temps-là,
l'ancre dérape sous les rafales. Il faut la relever,
la rejeter plus loin, il pleut à verse. Le vent nous
empêche de virer, nous nous y reprenons à plusieurs
fois, marche avant, arrière. On est trempé des
pieds à la tête.
Peu après le soleil revient... Nous pouvons enfin prendre
le temps de jeter un coup d'oeil au bateau naufragé qui
repose à quelques mètres de nous.
Mouillage et soirée calme... La lune
a perdu un petit bout d'elle-même, mais elle veille quand
même sur les eaux lisses de la baie. Il fait frais. Depuis
que la bora a soufflé, on a perdu au moins 8°. Ce
soir, comme hier et avant-hier, il ne fait plus que 24°
dans la cabine et l'eau est à 19°.
Mercredi 28 juillet
Une partie de l'étape au moteur et grand-voile et ensuite
les voiles seules nous ont vite emportés jusqu'à
Trogir.
Après déjeuner, grande lessive du bord ! On n'a
pas eu d'eau courante depuis Korcula. On amène le tuyau
dans le cockpit qui devient baignoire pour tremper le linge.
Tout y passe, même les draps housses pour retrouver l'odeur
du frais la nuit. Nous pataugeons dans cette baignoire improvisée,
lavant et rinçant, remplissant les bouteilles et jerrycans.
Le bateau-lavoir se couvre d'étentes à linge.
Un grand courant d'air, un beau soleil et bientôt tout
est sec et propre.
Trogir, cité médiévale, inscrite sur la
liste de l'Unesco, a beaucoup de charme. Les ruelles encore
plus resserrées qu'ailleurs, polies par le piétinement
des passants, sont bordées de maisons en pierre de taille.
On peut admirer la cathédrale et le palais sur la place
centrale ou marcher le long du port où de grands bateaux
sont amarrés. La ville se cache derrière des remparts
monumentaux percés ça et là de belles portes
bien conservées. Nous flânons un long moment puis
nous achetons quelques provisions. Lourdement chargés,
nous rentrons au bateau, avant de retourner dîner en ville
et nous promener tranquillement sur les rives illuminées.
Il fait encore un peu frais ce soir.
Jeudi 29 juillet
Ce matin, bricolage à bord... Jean Paul lave le bateau
à grande eau et répare la douchette qui est percée.
Moi, armée d'un marqueur indélébile, j'inscris
"Cap Sounion" sur l'annexe ! J'y passe plus d'une
heure !
Ensuite, divers rangements nous occupent. Nous
avons acheté une nouvelle bassine, il faut trouver un
emplacement pour l'ancienne qui va servir de bac à légumes
et fruits. Dans une si petite cabine, la place est comptée
et tout est rangé au millimètre, pour un confort
maximum dans un espace minimum.
En début d'après-midi, nous quittons le port.
Il n'y a pas une heure que nous sommes en mer quand nous rencontrons
un vent debout furieux qui couche le bateau. Le caoutchouc du
plat-bord frise l'eau et pourtant nous sommes tous les deux
au vent pour contrebalancer la gîte. Pas d'autre solution
que de descendre le génois ! Et me voilà dans
un numéro d'équilibriste sur le pont mouillé
et éclaboussé, à démêler ce
grand foc qui s'est enroulé sur l'étai parce que
l'écoute que retenait Jean Paul s'est échappée
trop vite. Une rude bagarre, une main pour le génois,
une main pour me tenir afin d'éviter le vol plané
direct dans la mer.
Une fois la pointe virée, on se retrouve vent de côté
et Jean Paul renvoie la voile que je viens de descendre, non
sans mal car l'écoute qu'il a lâchée tout
à l'heure, s'est entortillée autour de l'étai.
Bientôt, on vire encore et le vent passe derrière.
C'est impossible de continuer avec les voiles, des creux de
deux mètres font rouler le bateau, il n'y a plus assez
de vent pour appuyer la bôme qui risque de traverser sans
arrêt. C'est épuisant cette allure, dans une mer
pareille ! Tout autour, les voiliers abattent leurs voiles les
uns après les autres. Il faut dire qu'avec ce vent du
sud, entre Trogir et Primosten, les vagues arrivent du large.
Cette partie de la côte n'est pas protégée
par des îles comme c'est le cas plus au nord et plus au
sud. De plus, le vent en mer est froid aujourd'hui. Nous atteignons
Rogoznica vers 17 h 30 et nous accostons au quai de l'ancien
port. En face, se trouve une marina que nous évitons.
Balade dans Rogoznica, quelques achats, une courte sortie après
le dîner et au lit ! Je n'ai même pas le courage
de sortir la guitare ce soir, la mer m'a épuisée.
Vendredi 30 juillet
Dès ce matin, un vent puissant nous pousse vers le nord.
Avec la grand-voile seule réduite d'un ris, le bateau
atteint des pointes de plus de 7 nœuds. C'est impressionnant
et de grosses vagues que j'évalue à deux mètres
courent derrière nous. Depuis une semaine, nous avons
des vents forts et depuis Trogir, plus aucune protection des
îles, alors la mer correspond au vent et elle est très
agitée. Encore une chance qu'on ne l'ait pas de face
! En fin de matinée, le vent baisse d'un ton, nous larguons
le ris et envoyons le génois mais bientôt nous
n'avançons plus qu'à 4 nœuds et la mer bien
que moins puissante maintenant, nous roule et nous pousse tour
à tour. Le ciel est gris, la mer est grise, l'air est
poisseux. Où est passée l'Adriatique verte et
bleue ? Finalement le vent est revenu, il a tourné complètement
et on a fini l'étape tranquillement à l'abri des
îles. On est donc amarré au minuscule port de Kaprije.
Juste le temps de faire un tour à pied, et voilà
qu'éclate un gros orage, fortes rafales, pluie dense,
éclairs, tonnerre, on est bien à l'abri.
J'ai reçu un sms de Blandine à midi, disant qu'ils
arrivaient à Grado et prenaient la mer cet après-midi,
et puis un autre sms à 19 heures disant que finalement
ils restaient à Grado ce soir, qu'ils avaient dû
rebrousser chemin, car il y avait trop de vent et trop de mer
!
En attendant, nous sommes bloqués dans la cabine, noyée
sous une pluie froide... Nous sortirons juste pour aller au
restaurant avec les cirés sur le dos ! L'eau dégouline
de partout dans le bateau. A l'intérieur, on n'a plus
que 21° et avec l'humidité on a froid. Ce soir, on
a remis le jean et le sweat !
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