Le naufrage de la Sémillante
Sauvages et belles, cailloux posés
sur l'eau, les îles Lavezzi, classées Réserve
naturelle en 1982, se dressent à quelques km seulement de
la Corse et de la Sardaigne. Elles ont été marquées
par plusieurs naufrages, dus à la présence de terribles
écueils. Désormais le Phare de Lavezzi balise ce détroit
et ces îlots magnifiques.
Le naufrage de la frégate La Sémillante, trois-mâts
en bois, fut le plus dramatiques. la frégate quitta le port
de Toulon, en février 1855 pour se rendre en Crimée.
Au large de la Sardaigne, le navire de guerre fut pris dans une
violente tempête et se dérouta vers les bouches de
Bonifacio, zone infestée de rochers et de brisants. A plus
de 12 nœuds, il percuta un rocher à peine signalé
par une bouée et brisée, coula dans la nuit entraînant
au fond les sept ou huit cents soldats et membres d'équipage
embarqués . Tous périrent et un tiers d'entre eux
ne furent jamais retrouvés. Le courant en ramena 560 sur
la côte, corps déchiquetés, et méconnaissables.
Seuls le capitaine et un aumônier purent être identifiés.
Tous reposent dans deux cimetières de l'île principale.
L'AGONIE
DE LA SÉMILLANTE
(Texte tiré des "Lettres de mon moulin"
d'A. Daudet)
Puisque le mistral de l'autre nuit nous a jetés sur la
côte corse, laissez-moi vous raconter une terrible histoire
de mer dont les pêcheurs de là-bas parlent souvent
à la veillée, et sur laquelle le hasard m'a fourni
des renseignements fort curieux.
... Il y a deux ou trois ans de cela.
Je courais la mer de Sardaigne en compagnie de sept ou huit matelots
douaniers. Rude voyage pour un novice ! De tout le mois de mars,
nous n'eûmes pas un jour de bon. Le vent d'est s'était
acharné après nous, et la mer ne décolérait
pas.
Un soir que nous fuyions devant la tempête, notre bateau
vint se réfugier à l'entrée du détroit
de Bonifacio, au milieu d'un massif de petites îles... Leur
aspect n'avait rien d'engageant : grands rocs pelés, couverts
d'oiseaux, quelques touffes d'absinthe, des maquis de lentisques,
et, çà et là, dans la vase, des pièces
de bois en train de pourrir ; mais, ma foi, pour passer la nuit,
ces roches sinistres valaient encore mieux que le rouf d'une vieille
barque à demi pontée, où la lame entrait
comme chez elle, et nous nous en contentâmes.
À peine débarqués, tandis que les matelots
allumaient du feu pour la bouillabaisse, le patron m'appela, et,
me montrant un petit enclos de maçonnerie blanche perdu
dans la brume au bout de l'île :
- Venez-vous au cimetière ? me dit-il.
- Un cimetière, patron Lionetti ! Où sommes-nous
donc ?
- Aux îles Lavezzi, monsieur. C'est ici que sont enterrés
les six cents hommes de la Sémillante, à l'endroit
même où leur frégate s'est perdue, il y a
dix ans... Pauvres gens ! Ils ne reçoivent pas beaucoup
de visites ; c'est bien le moins que nous allions leur dire bonjour,
puisque nous voilà...
- De tout mon coeur, patron.
Qu'il était triste, le cimetière de la Sémillante
!... Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte
de fer rouillée, dure à ouvrir, sa chapelle silencieuse,
et des centaines de croix noires cachées par l'herbe...
Pas une couronne d'immortelles, pas un souvenir ! rien... Ah !
les pauvres morts abandonnés, comme ils doivent avoir froid
dans leur tombe de hasard !
Nous restâmes là un moment agenouillés. Le
patron priait à haute voix. D'énormes goélands,
seuls gardiens du cimetière, tournoyaient sur nos têtes
et mêlaient leurs cris rauques aux lamentations de la mer.
La prière finie, nous revînmes tristement vers le
coin de l'île où la barque était amarrée.
En notre absence, les matelots n'avaient pas perdu leur temps.
Nous trouvâmes un grand feu flambant à l'abri d'une
roche, et la marmite qui fumait. On s'assit en rond, les pieds
à la flamme, et bientôt chacun eut sur ses genoux,
dans une écuelle de terre rouge, deux tranches de pain
noir arrosées largement. Le repas fut silencieux : nous
étions mouillés, nous avions faim, et puis le voisinage
du cimetière... Pourtant, quand les écuelles furent
vidées, on alluma les pipes et on se mit à causer
un peu. Naturellement, on parlait de la Sémillante.
- Mais enfin, comment la chose s'est-elle passée ? demandai-je
au patron qui, la tête dans ses mains, regardait la flamme
d'un air pensif.
- Comment la chose s'est passée ? me répondit le
bon Lionetti avec un gros soupir. Hélas! monsieur, personne
au monde ne pourrait le dire. Tout ce que nous savons, c'est que
la Sémillante, chargée de troupes pour la Crimée,
était partie de Toulon, la veille au soir avec le mauvais
temps.
La nuit, ça se gâta encore. Du vent, de la pluie,
la mer énorme comme on ne l'avait jamais vue... Le matin,
le vent tomba un peu, mais la mer était toujours dans tous
ses états, et avec cela une sacrée brume du diable
à ne pas distinguer un fanal à quatre pas... Ces
brumes-là, monsieur, on ne se doute pas comme c'est traître...
Ça ne fait rien, j'ai idée que la Sémillante
a dû perdre son gouvernail dans la matinée ; car,
il n'y a pas de brume qui tienne, sans une avarie, jamais le capitaine
ne serait venu s'aplatir ici contre. C'était un rude marin,
que nous connaissions tous.
Il avait commandé la station en Corse pendant trois ans,
et savait sa côte aussi bien que moi, qui ne sais pas autre
chose.
- Et à quelle heure pense-t-on que la Sémillante
a péri ?
- Ce doit être à midi ; oui, monsieur, en plein midi...
Mais dame ! avec la brume de mer ce plein midi-là ne valait
guère mieux qu'une nuit noire comme la gueule d'un loup...
Un douanier de la côte m'a raconté que ce jour-là,
vers onze heures et demie, étant sorti de sa maisonnette
pour rattacher ses volets, il avait eu sa casquette emportée
d'un coup de vent, et qu'au risque d'être enlevé
lui-même par la lame, il s'était mis à courir
après, le long du rivage,à quatre pattes. Vous comprenez
! les douaniers ne sont pas riches, et une casquette, ça
coûte cher. Or il paraîtrait qu'à un moment
notre homme, en relevant la tête, aurait aperçu tout
près de lui, dans la brume, un gros navire à sec
de toiles qui fuyait sous le vent du côté des îles
Lavezzi. Ce navire allait si vite, si vite, que le douanier n'eut
guère le temps de bien voir Tout fait croire cependant
que c'était la Sémillante, puisque une demi-heure
après le berger des îles a entendu sur ces roches...
Mais précisément voici le berger dont je vous parle,
monsieur ; il va vous conter la chose lui-même... Bonjour
Palombo !... viens te chauffer un peu ; n'aie pas peur.
Un homme encapuchonné, que je voyais rôder depuis
un moment autour de notre feu et que j'avais pris pour quelqu'un
de l'équipage, car j'ignorais qu'il y eût un berger
dans l'île, s'approcha de nous craintivement.
C'était un vieux lépreux, aux trois quarts idiot,
atteint de je ne sais quel mal scorbutique qui lui faisait de
grosses lèvres lippues, horribles à voir. On lui
expliqua à grand-peine de quoi il s'agissait. Alors, soulevant
du doigt sa lèvre malade, le vieux nous raconta qu'en effet,
le jour en question, vers midi, il entendit de sa cabane un craquement
effroyable sur les roches. Comme l'île était toute
couverte d'eau, il n'avait pas pu sortir, et ce fut le lendemain
seulement qu'en ouvrant sa porte il avait vu le rivage encombré
de débris et de cadavres laissés là par la
mer. Epouvanté, il s'était enfui en courant vers
sa barque, pour aller à Bonifacio chercher du monde.
Fatigué d'en avoir tant dit, le berger s'assit, et le patron
reprit la parole :
- Oui, monsieur, c'est ce pauvre vieux qui est venu nous prévenir.
Il était presque fou de peur ; et, de l'affaire, sa cervelle
en est restée détraquée. Le fait est qu'il
y avait de quoi... Figurez-vous six cents cadavres en tas sur
le sable, pêle-mêle avec les éclats de bois
et les lambeaux de toile...
Pauvre Sémillante !... La mer l'avait broyée du
coup, et si bien mise en miettes que dans tous ses débris
le berger Palombo n'a trouvé qu'à grand-peine de
quoi faire une palissade autour de sa hutte... Quant aux hommes,
presque tous défigurés, mutilés affreusement...
C'était pitié de les voir accrochés les uns
aux autres, par grappes...
Nous trouvâmes le capitaine en grand costume, l'aumônier
son étole au cou ; dans un coin, entre deux roches, un
petit mousse, les yeux ouverts... on aurait cru qu'il vivait encore;
mais non ! il était dit que pas un n'en réchapperait...
Ici le patron s'interrompit :
- Attention, Nardi ! cria-t-il, le feu s'éteint.
Nardi jeta sur la braise deux ou trois morceaux de planches goudronnées
qui s'enflammèrent, et Lionetti continua :
- Ce qu'il y a de plus triste dans cette histoire, le voici...
Trois semaines avant le sinistre, une petite corvette, qui allait
en Crimée comme la Sémillante, avait fait naufrage
de la même façon, presque au même endroit ;
seulement, cette fois-là, nous étions parvenus à
sauver l'équipage et vingt soldats du train qui se trouvaient
à bord... Ces pauvres tringlots n'étaient pas à
leur affaire, vous pensez !
On les emmena à Bonifacio et nous les gardâmes pendant
deux jours avec nous, à la marine... Une fois bien secs
et remis sur pied, bonsoir ! bonne chance ! ils retournèrent
à Toulon, où, quelque temps après, on les
embarqua de nouveau pour la Crimée... Devinez sur quel
navire !... Sur la Sémillante, monsieur.. Nous les avons
retrouvés tous, tous les vingt, couchés parmi les
morts, à la place où nous sommes... Je relevai moi-même
un joli brigadier à fines moustaches, un blondin de Paris,
que j'avais couché à la maison et qui nous avait
fait rire tout le temps avec ses histoires... De le voir, là,
ça me creva le coeur... Ah ! Santa Madre !...
Là-dessus, le brave Lionetti, tout ému, secoua les
cendres de sa pipe et se roula dans son caban en me souhaitant
la bonne nuit... Pendant quelque temps encore, les matelots causèrent
entre eux à demi-voix... Puis, l'une après l'autre,
les pipes s'éteignirent... On ne parla plus... Le vieux
berger s'en alla... Et je restai seul à rêver au
milieu de l'équipage endormi.
Encore sous l'impression du lugubre récit que je venais
d'entendre, j'essayais de reconstruire dans ma pensée le
pauvre navire défunt et l'histoire de cette agonie dont
les goélands ont été seuls témoins.
Quelques détails qui m'avaient frappé, le capitaine
en grand costume, l'étole de l'aumônier les vingt
soldats du train, m'aidaient à deviner toutes les péripéties
du drame... Je voyais la frégate partant de Toulon dans
la nuit... Elle sort du port. La mer est mauvaise, le vent terrible
; mais on a pour capitaine un vaillant marin, et tout le monde
est tranquille à bord...
Le matin, la brume de mer se lève. On commence à
être inquiet. Tout l'équipage est en haut. Le capitaine
ne quitte pas la dunette... Dans l'entrepont, où les soldats
sont renfermés, il fait noir ; l'atmosphère est
chaude. Quelques-uns sont malades, couchés sur leurs sacs.
Le navire tangue horriblement ; impossible de se tenir debout.
On cause assis à terre, par groupes, en se cramponnant
aux bancs ; il faut crier pour s'entendre. Il y en a qui commencent
à avoir peur... Écoutez donc ! les naufrages sont
fréquents dans ces parages-ci ; les tringlots sont là
pour le dire, et ce qu'ils racontent n'est pas rassurant. Leur
brigadier surtout, un Parisien qui blague toujours, vous donne
la chair de poule avec ses plaisanteries :
- Un naufrage !... mais c'est très amusant, un naufrage.
Nous en serons quittes pour un bain à la glace, et puis
on nous mènera à Bonifacio, histoire de manger des
merles chez le patron Lionetti.
Et les tringlots de rire...
Tout à coup, un craquement... Qu'est-ce que c'est ? Qu'arrive-t-il
?...
- Le gouvernail vient de partir, dit un matelot tout mouillé
qui traverse l'entrepont en courant.
- Bon voyage ! crie cet enragé de brigadier ; mais cela
ne fait plus rire personne.
Grand tumulte sur le pont. La brume empêche de se voir.
Les matelots vont et viennent effrayés, à tâtons...
Plus de gouvernail ! La manoeuvre est impossible... La Sémillante,
en dérive, file comme le vent... C'est à ce moment
que le douanier la voit passer; il est onze heures et demie.
À l'avant de la frégate, on entend comme un coup
de canon... Les brisants ! les brisants !... C'est fini, il n'y
a plus d'espoir, on va droit à la côte... Le capitaine
descend dans sa cabine...
Au bout d'un moment, il vient reprendre sa place sur la dunette,
en grand costume... Il a voulu se faire beau pour mourir.
Dans l'entrepont, les soldats, anxieux, se regardent, sans rien
dire... Les malades essaient de se redresser... le petit brigadier
ne rit plus... C'est alors que la porte s'ouvre et que l'aumônier
paraît sur le seuil avec son étole :
- À genoux, mes enfants !
Tout le monde obéit. D'une voix retentissante, le prêtre
commence la prière des agonisants.
Soudain, un choc formidable, un cri, un seul cri, un cri immense,
des bras tendus, des mains qui se cramponnent, des regards effarés
où la vision de la mort passe comme un éclair...
Miséricorde !...
C'est ainsi que je passai toute la nuit à rêver,
évoquant, à dix ans de distance, l'âme du
pauvre navire dont les débris m'entouraient... Au loin,
dans le détroit, la tempête faisait rage; la flamme
du bivouac se courbait sous la rafale ; et j'entendais notre barque
danser au pied des roches en faisant crier son amarre.
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